Délinquance financière: interview de Raphaël Daubet, Président de la commission d’enquête

Cet article fait partie de notre série de publications portant sur la proposition de loi contre la délinquance financière. Retrouvez toutes nos publications dans notre dossier thématique.

Raphaël Daubet est sénateur du Lot depuis 2023, membre du groupe du Rassemblement démocratique et social européen (RDSE). Il a présidé la commission d’enquête “aux fins d'évaluer les outils de la lutte contre la délinquance financière, la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales, en France et en Europe”.

Qu'est-ce qui a motivé la création de cette commission d'enquête ? Quels constats initiaux ont conduit le Sénat à juger nécessaire une évaluation aussi approfondie de nos outils de lutte contre la délinquance financière ?

Raphaël Daubet : Le rapport sur «l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier», rédigé par les sénateurs Jérôme Durain et Étienne Blanc, a été déterminant. Ce travail, ainsi que la proposition de loi qui s'en est suivie, ont jeté un éclairage nouveau sur le risque de « gangstérisation » du pays. Ainsi, si le narcotrafic a constitué le point de départ de la réflexion, c’est la nécessité de changer d’angle et d’appréhender la criminalité à travers le prisme des flux financiers et du blanchiment qui s’est imposée.

Avec ma collègue Nathalie Goulet, nous avons constaté que la drogue n'est qu’un aspect parmi d’autres : le narcotrafic ne représente qu’une partie du spectre des trafics et de l’activité des criminels. Les réseaux organisés diversifient leurs activités - trafic d'armes, proxénétisme, traite des êtres humains, contrebande de tabac, falsification de documents d’immatriculation, etc. - et sont souvent pluridisciplinaires. Ce qui est commun à tous ces trafics, c’est le blanchiment du capital issu de ces infractions.

Enfin, il y a eu une prise de conscience que le blanchiment, les fraudes et les pratiques criminelles exposent nos démocraties à un risque de corruption, d'infiltration et de déstabilisation, ce qui rend le crime financier beaucoup plus dangereux qu’il n’y paraît. Ces derniers mois, au Sénat, s’est imposée l’idée que le crime financier n’est pas un crime sans victime, mais au contraire un crime très grave pour la démocratie, capable d’ébranler en profondeur nos institutions.

Sur le plan normatif et judiciaire, où situez-vous aujourd’hui les principales insuffisances de notre dispositif de lutte contre la délinquance financière ?

Le rapport de la Commission a mis en évidence plusieurs faiblesses et pistes d’amélioration de nos dispositifs;

Premier point : consolider les outils de lutte contre la corruption. Cela passe notamment par un alourdissement des sanctions pénales dans ce domaine, par l’élargissement du champ d’application de la loi Sapin 2, ainsi que par la transformation de l’Agence française anticorruption en autorité publique indépendante.

Deuxième point : renforcer la lutte contre la contrefaçon. Ce phénomène génère d’importants flux d’argent illicite, qui alimentent à leur tour des circuits de blanchiment, alors même que cette infraction reste insuffisamment sanctionnée. Il convient donc de faciliter la réponse pénale, par exemple en instaurant une amende forfaitaire délictuelle pour les détenteurs de biens contrefaits, ou en alourdissant les peines encourues pour les délits de contrefaçon.

Troisième point : limiter la création d’entreprises éphémères utilisées à des fins de blanchiment. Un moyen efficace serait de renforcer les prérogatives des greffiers des tribunaux de commerce, afin qu’ils puissent jouer un rôle accru dans la détection de ces structures.

Quatrième point : combler les lacunes de notre dispositif fiscal. Aujourd’hui, les comptes bancaires détenus à l’étranger par des sociétés commerciales échappent à l’obligation de déclaration, ce qui constitue une faille importante.

Cinquième point, enfin : améliorer notre dispositif préventif. Si les déclarations de soupçon constituent un outil efficace, toutes les professions assujetties ne se l’approprient pas de la même manière. Il est donc nécessaire de renforcer le régime de sanctions pour inciter ces professions à respecter leurs obligations. Par ailleurs, la proposition de loi prévoit de consolider le pouvoir d’injonction des collèges de supervision de l’ACPR et de l’AMF.

Votre rapport pointe un manque de coordination entre les administrations chargées de lutter contre la délinquance financière. Selon vous, quels leviers concrets pourraient permettre à l’État de sortir de cette logique de “silos” ?

Au préalable, il est nécessaire de développer une vision globale du phénomène criminel grâce à la recherche universitaire, à la formation des personnels dans nos services administratifs (police, justice, etc.) et en favorisant la diffusion de la culture de conformité, notamment dans les territoires. Il faut instaurer une véritable culture de la lutte contre le blanchiment.

Ensuite, il convient de déployer des logiciels et des bases de données communs à toutes les administrations, ou à défaut interopérables entre elles, afin de faciliter le partage et l’analyse des informations.

Enfin, plusieurs juridictions traitent des affaires économiques et financières ; il est indispensable d’instaurer davantage de cadres de dialogue concrets et d’échanges réguliers entre elles pour améliorer la coordination et l’efficacité de l’action de l’État.

Bien que les Émirats Arabes Unis aient été retirés des listes grises internationales, votre rapport identifie Dubaï comme une place forte du blanchiment. Selon vous, les réformes engagées suffisent-elles à justifier ce retrait ?

Les efforts des Émirats Arabes Unis sont réels. On a pu le constater sur place. Et la sortie de la liste grise du GAFI répond à des critères d’analyse objectifs.  Néanmoins, on part de loin, et il reste un long chemin à parcourir pour réguler efficacement le blanchiment et endiguer la corruption. Les EAU vont poursuivre leurs réformes et approfondir la coopération internationale policière et judiciaire. C’est notre intérêt à tous. Plusieurs extraditions ont eu lieu récemment. On est sur la bonne voie. 

Vous préconisez un renforcement des moyens humains : quelles conséquences un recrutement significatif d’agents et de magistrats spécialisés aurait-il sur l’efficacité de la lutte contre la criminalité financière ?

Les différentes auditions menées auprès des services de police, de justice et du monde universitaire ou journalistique ont mis en évidence le manque de moyens humains et la lenteur des enquêtes dans le domaine économique et financier. Il est donc nécessaire de disposer d’agents formés, prêts à intervenir rapidement et efficacement.

Cependant, attirer des enquêteurs et magistrats spécialisés reste difficile, en raison de la technicité de la criminalité financière, qui exige d’analyser en profondeur des chiffres, des données numériques et des comptes bancaires. Cette filière souffre clairement d’un manque d’attractivité auquel il faut apporter une réponse.

Par ailleurs, la criminalité organisée s’infiltre dans l’ensemble du territoire et pas seulement dans les grandes villes. Il est donc indispensable de disposer d’agents compétents et en nombre suffisant pour couvrir efficacement tout le territoire.

Les cryptoactifs s’imposent comme un nouvel outil de prédilection pour le blanchiment d’argent. Le règlement européen MiCA (Market in Crypto-Assets), récemment adopté, est-il selon vous à la hauteur des enjeux en matière de lutte contre cette forme émergente de vecteur de blanchiment ?

Le règlement MiCA offre un cadre réglementaire harmonisé pour les crypto-actifs au sein de l'Union Européenne, ce qui constitue une garantie de sécurité et de transparence à l’échelle européenne et protège les investisseurs. Il assure aux investisseurs que l’Europe sera une place sécurisée par rapport à d’autres juridictions dans le monde. L’agrément des prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) contribue également à cet encadrement.

Néanmoins, le règlement ne comble pas toutes les lacunes, notamment en ce qui concerne l’identification des détenteurs de portefeuilles. La blockchain garantit la traçabilité des transactions avec les cryptoactifs, mais le pseudonymat protège les bénéficiaires de ces flux. Parmi les recommandations du rapport figure la nécessité d’un accès aux fichiers des comptes bancaires : un FICOBA des cryptoactifs.

En résumé, MiCA apporte une meilleure transparence sur les flux et transactions financières, mais l’identité exacte des détenteurs de portefeuilles reste partiellement inconnue, ce qui limite encore la traçabilité des cryptoactifs.

Vous avez auditionné de nombreux acteurs clés. Quels sont les principaux enseignements que vous tirez de ces auditions ? Y a-t-il eu des aspects qui se sont révélés plus complexes ou surprenants que prévu ?

Les auditions ont été extrêmement riches, et les acteurs se sont montrés sincères et engagés. Les fonctionnaires de l'État, du ministère de la Justice, du ministère de l'Intérieur ou de l’Économie et des Finances ont fait preuve d’un grand professionnalisme. J’ai été frappé de voir à quel point ces véritables serviteurs de l’État sont profondément impliqués dans leurs missions.

Un autre enseignement majeur est l’interpénétration entre l’économie légale et l’économie illégale, qui se double d’une interpénétration entre les différents domaines économiques, les juridictions, les administrations et les réglementations nationales, européennes et internationales. Le besoin de clarification est immense, à la fois dans le système économique, mais aussi dans la nébuleuse de nos services et outils de lutte contre le crime financier.

Il a également été frappant de constater la créativité des auteurs de la criminalité : les trafics et les techniques de blanchiment ne cesse d’évoluer et de se complexifier. Si la recherche de profit reste leur moteur principal, ils cherchent aussi à asseoir une forme de pouvoir sur la société. C’est sur ce point que réside le défi pour nous : nos services d’enquête, de renseignement et de justice doivent être à la hauteur des enjeux techniques et numériques, ce qui implique une évolution du cadre législatif tout en respectant les droits et libertés fondamentales.

Enfin, l’économie mondialisée oblige à dépasser les frontières : l’argent est blanchi à l’international et les trafics s’étendent au-delà des limites nationales. Il est donc indispensable de renforcer la coopération internationale, qu’elle soit judiciaire, pénale, douanière ou fiscale.

Vous avez mis en lumière le faible niveau de déclarations de soupçon émanant de certaines professions, comme les antiquaires, ou de secteurs particulièrement exposés, tels que l’immobilier ou le sport. Quels leviers faudrait-il actionner pour mieux impliquer ces acteurs dans la lutte contre le blanchiment ?

Je crois d’abord aux vertus de la pédagogie et de cette «culture» qu’il est nécessaire d’infuser dans la société : le crime financier n’est pas un crime sans victime. Il met en péril la démocratie. Chacun de nous a intérêt à le combattre et à fuir toute forme de complaisance, ou de complicité, même lointaine.

Sur le plan des mesures, le renforcement du régime des sanctions à l’encontre des professions assujetties, lorsqu’elles ne respectent pas leurs obligations, constitue un levier essentiel. Par ailleurs, le renforcement du pouvoir d’injonction des collèges de supervision de l’ACPR et de l’AMF permet de consolider le dispositif préventif et d’inciter davantage ces acteurs à effectuer leurs obligations, améliorant ainsi l’efficacité globale de la lutte contre le blanchiment.

En tant que Président de cette commission, quel message souhaiteriez-vous faire passer aux Français et aux décideurs politiques sur l'importance de cette lutte et sur la nécessité d'une mobilisation renforcée ?

Le premier point concerne la culture commune que nous devons développer sur notre rapport à la réussite financière : il est essentiel que nous soyons tous conscients qu’une société ne peut pas fonctionner avec des capitaux issus de crimes se mêlant à l’économie légale. Cela représente un risque réel pour la démocratie.

Le second point est lié au fait que l’économie est mondialisée et que nous sommes confrontés à un phénomène dangereux pour la société, qui ne peut être uniquement traité au niveau national. Nous faisons face à des enjeux internationaux et européens qui nécessitent une coopération renforcée. Je rappelle à mes compatriotes français et à ceux qui exercent des fonctions dans l’administration qu’il serait illusoire de penser qu’un repli sur les seules considérations nationales suffirait. Il est indispensable de promouvoir des dispositifs internationaux, des accords et des partenariats à l’échelle mondiale.

En quoi la proposition de loi s’inscrit-elle dans la continuité des travaux et des recommandations formulés par la commission d’enquête sur la délinquance financière ? Quelles sont les principales avancées qu’elle est censée permettre et quelles attentes précises portez-vous à son sujet ?

Cette proposition de loi reprend l'essentiel des recommandations de la commission d'enquête et s’inscrit dans la continuité de nos travaux, tout en complétant la loi relative au narcotrafic. Elle renforce notre arsenal législatif et permet de combler les lacunes identifiées au cours de nos travaux.

En bref, elle consolide les outils de lutte contre la corruption, s’attaque à la contrefaçon, aux entreprises éphémères crées à des fins frauduleuses, comble des lacunes de notre dispositif fiscal, ou renforce notre dispositif préventif basé sur les déclarations de soupçons. Autre exemple, sur le plan judiciaire, elle étend le périmètre d’intervention du Parquet National Financier. Nous comptons donc beaucoup sur cette proposition.

Propos recueillis par visioconférence le 12 août 2025.

Suivant
Suivant

Lutte contre la délinquance financière: nos propositions