Lutte contre la corruption: Interview de Charles Duchaine, Directeur de l’AFA

Interview 4/6 - Cet échange fait partie de notre série d’interviews portant sur la lutte contre la corruption. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.

Mise à jour du 28 juillet 2023: depuis notre interview, Charles Duchaine a quitté la Direction de l’AFA. Isabelle Jégouzo assure désormais cette fonction.

Charles Duchaine est magistrat et l’actuel Directeur de l’Agence Française Anticorruption. Il a auparavant occupé les fonctions de juge d’instruction et dirigé l’Agrasc. Il dirige l’AFA depuis 2017, date du début de l’activité de l’Agence à la suite de sa création par la loi Sapin 2. Il a été nommé par décret du Président de la République pour six ans.

Pouvez-vous brièvement présenter l’Autorité que vous dirigez, son rôle et ses moyens d’action?

Charles Duchaine : L’Agence française anticorruption est un service à compétence nationale, placé sous l’autorité du ministre de la Justice et du ministre chargé du Budget. La vocation générale de notre agence est d’apporter de l’aide aux autorités compétentes et à toute personne – physique ou morale, privée ou publique – qui serait confrontée à des questions de corruption. Nous pouvons les aider en matière de prévention et de détection. Les infractions qui entrent dans notre champ matériel de compétence sont : la corruption, le trafic d’influence, la prise illégale d’intérêt, le favoritisme, le détournement de fonds publics et la concussion. Par abus de langage on parle de corruption pour englober toutes ces atteintes à la probité.

La loi Sapin 2 a instauré, pour les très grandes entreprises, l’obligation de mettre en place des mesures et procédure pour prévenir et détecter la corruption et le trafic d’influence. En mettant ces obligations à la charge des grandes entreprises, la loi a confié à notre agence le soin de les sensibiliser, de les former, de les conseiller et bien sûr de les contrôler. En cas de manquement des sanctions administratives (amende, injonction) peuvent à la demande du directeur de l’AFA être prononcées par la commission des sanctions. Nous sommes également tenus d’accompagner les acteurs publics et de les contrôler mais la loi n’a prévu aucune obligation particulière pour ce qui les concerne et ils n’encourent donc aucune sanction.

J’insiste aussi beaucoup sur le fait que la loi nous donne un rôle de détection : nous ne sommes pas chargés de chercher de la corruption -  nous ne sommes pas un service de police judiciaire – mais au travers de nos contrôles nous devons nous assurer que les dispositifs anticorruptions existent, sont utilisés, et il peut arriver que nous trouvions des cas de corruption, ou d’autres infractions que nous devons signaler. C’est assez rare mais cela arrive.

A côté des missions de contrôle, nous avons également des missions de conseil, qui nous conduisent à émettre des recommandations, ce que nous avons déjà fait à deux reprises. Ces recommandations visent à expliquer aux acteurs comment mettre en œuvre les obligations légales de manière concrète et pratique. Ce rôle de conseil se traduit également par l’élaboration de guides et de fiches techniques pour permettre aux acteurs de disposer d’indications plus précises sur des thèmes ou secteurs particuliers.

Nous participons également à la coordination administrative et apportons une aide aux autorités françaises compétentes dans la définition de leur position en matière de corruption au sein des instances internationales.

Les effectifs et les moyens attribués à l’AFA sont-ils suffisants au regard de ses missions et du nombre d’entreprises à contrôler ?

Il était initialement prévu pour notre agence un objectif de 70 emplois temps plein. Malheureusement nous n’avons jamais atteint cet objectif et avons même connu jusqu’alors, au fil des années, des réductions constantes d’effectifs, alors même que notre construction n’était pas achevée. Nous sommes aujourd’hui un total de 53 en comptant les agents mis à disposition qui n’entrent pas dans le décompte des ETP. Nous sommes donc loin du compte !

Je ne désespère toutefois pas puisqu’ on nous annonce une embellie pour l’année 2023 avec deux ETP de plus, puis encore trois supplémentaires en 2024.

Notre personnel est d’origine très différenciée puisque les trois fonctions publiques sont représentées (État, territoriale et hospitalière), et compte également un nombre important de contractuels – de l’ordre de 25 à 30% - qui sont plutôt des jeunes issus de cabinets d’audit, d’avocats, de la banque.

En juillet 2021, les députés Raphaël Gauvain et Olivier Marleix ont présenté un rapport d’information portant sur l’évaluation de la loi Sapin 2, s’intéressant également au rôle de l’AFA. Quelle est votre position sur les conclusions de ce rapport ?

Ce rapport comporte un certain nombre de propositions concernant l’AFA qui, pour la plupart, emportent notre adhésion. Nous en avons d’ailleurs nous-mêmes formulées plusieurs. En revanche il en est une que nous ne partageons absolument pas, qui est celle qui consisterait à transférer nos missions de conseil et de contrôle à la HATVP pour en faire une grande autorité pour la probité, et cantonner notre agence dans un rôle de coordination administrative. Je suis tout à fait hostile à cette proposition pour deux raisons.

La première est qu’elle n’est fondée sur aucun argument sérieux : les motifs avancés indiquent que nous coûterions très cher et que nous doublonnerions d’autres institutions. Cela n’est absolument pas pertinent : je ne crois pas que nous coûtions plus cher que d’autres, et la proposition formulée ne permettrait de toute façon pas de faire des économies. Surtout, nous sommes les seuls à exercer ces missions et il n’y a absolument aucun conflit de compétence avec aucune autre institution. Il est également mentionné que nous pourrions manquer d’indépendance. On m’a fait bien des reproches dans ma carrière mais certainement pas celui de manquer d’indépendance. Je crois que ces six années d’existence de l’AFA ont justement souligné la capacité de notre institution à travailler de manière indépendante. L’argument ne me semble pas très sérieux.

La seconde raison est beaucoup plus technique : nous passons notre temps à expliquer aux dirigeants que la première chose que l’on vérifie lors d’un contrôle est l’engagement de l’instance dirigeante. C’est-à-dire la volonté de l’instance dirigeante d’œuvrer contre la corruption, de sensibiliser et de ne faire preuve d’aucune tolérance. Je pense que l’État doit respecter ses propres préceptes, il ne peut pas imposer aux autres et ne pas faire lui-même. Il appartient à l’État, au gouvernement, de donner le ton et de rappeler que l’anticorruption est une politique publique, qui concerne tous les domaines. Tous les sujets que nous traitons sont par nature interministériels et bien souvent régaliens, et ne peuvent donc, sans violer la constitution, être délégués à une autorité administrative indépendante.

En tant que Directeur, quels axes d’amélioration aimeriez-vous voir pour votre agence – au-delà des renforts en termes effectifs mentionnés précédemment ?

Ce que je souhaiterais d’abord – et je ne suis pas le seul puisque les parlementaires eux-mêmes l’ont préconisé – c’est que la politique anticorruption bénéficie d’un véritable appui gouvernemental. Notre agence a besoin d’un soutien politique fort parce que nous avons besoin de mobiliser autour de nous les énergies et les compétences de tous les ministères. Nous avions élaboré un plan pluriannuel de lutte anticorruption, qui va arriver à échéance cette année et qu’il va falloir reconduire. Ce plan ne devrait pas être l’œuvre de l’AFA mais l’œuvre du gouvernement, conduite sous le pilotage de l’AFA. Il faut mettre en place un groupe de travail interministériel qui définisse les grands axes, les priorités nationales, les modalités d’applications de cette stratégie, et que le gouvernement valide cette politique. Je souhaiterais que nous soyons mandatés par le gouvernement pour mettre en œuvre cette politique, avec toutes les administrations d’État, les collectivités territoriales et les entreprises. Plus on sera nombreux à y participer et plus cela sera efficace.

Le deuxième vœu que j’aimerais formuler – mais qui est sans doute moins partagé – porte sur notre capacité à exercer nos contrôles. On ne peut pas prétendre faire de l’anticorruption sans se donner les moyens de faire de la détection. Nous devons travailler à une meilleure détection et une meilleure poursuite des faits de corruption. C’est une véritable faiblesse de notre dispositif.

La corruption est par définition quelque chose d’occulte, de dissimulé, et nous devons pouvoir nous appuyer sur des outils efficaces. Notre rôle n’est pas celui de la Police Judiciaire, c’est très bien ainsi. En revanche, il me semble regrettable que nous ne bénéficions pas des informations qui pourraient nous être données pour détecter des faits à la faveur de nos contrôles. Nous devrions pouvoir obtenir toutes les informations nécessaires à la mise en œuvre de nos missions. Par exemple, il me paraîtrait normal et ordinaire que, lorsque je décide de contrôler une entreprise, je puisse demander les informations détenues par Tracfin et portant sur cette entreprise. En l’état du droit je ne le peux pas. Lorsque je contrôle un département, je souhaiterais pouvoir savoir si les fonctionnaires et élus de ce département se sont bien libérés de leurs obligations de déclarations d’intérêts et de patrimoine. Il ne s’agit pas pour nous de savoir ce qu’ils ont déclaré, mais il est important pour nous de savoir s’ils l’ont fait. Cela nous donne des éléments d’information sur leur sensibilité et leur enthousiasme à mettre en œuvre des mesures de lutte contre la corruption. Je souhaiterais donc vivement améliorer nos capacités de détection, cela passe par l’instauration d’un droit de communication auprès de l’ensemble des services de l’Etat.

L’AFA existe maintenant depuis plus de cinq ans : est-il est possible de donner un bilan des décisions de la commission des sanctions ? Combien d’entreprises ont été sanctionnées jusqu’à présent ?

Il y en a eu très peu. En l’espace de cinq ans, nous avons eu deux entreprises qui ont été attraites devant la Commission des sanctions. La première n’a pas été sanctionnée, la seconde l’a été d’une injonction à se soumettre à un programme de mise en conformité.

Quoi que peu nombreuses, les décisions de la Commission des sanctions ont été utiles pour nous car elles ont généré un début de jurisprudence et posé quelques jalons en matière de conformité, intéressants pour nous aussi bien que pour les acteurs contrôlés.

En revanche, nous n’avons pas été très aidés par la Commission des sanctions, dans la mesure où elle a d’emblée adopté une position juridique que je ne partage pas, qui consiste à apprécier la réalité du manquement non pas au jour du contrôle mais au jour où elle statue. Évidemment, dans ces conditions, les entreprises poursuivies ont le temps de remédier aux insuffisances de leur dispositif pour se présenter devant la Commission en étant en conformité. Cette situation nous a fait du tort en termes d’image car les uns ont pu penser qu’on poursuivait à la légère, les autres plus spécialisés, on a pu considérer que ces décisions étaient des camouflets pour l’AFA, cela n’était pas très encourageant. Si de telles décisions devaient à nouveau être rendues, nous serions amenés à les critiquer par la voie de l’appel – mais je n’aurai probablement pas l’opportunité de le faire d’ici la fin de mon mandat. Il faut que les sanctions soient réelles et certaines en cas de manquement, les entreprises elles-mêmes le savent. Il en va de la crédibilité du dispositif.

Propos recueillis par visioconférence le 5 octobre 2022.

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