Interview de Catherine Julien-Hiebel, Présidente du CCSF - “la majorité des clients ne connaît pas les notions de LCB-FT”
Catherine Julien-Hiebel est Présidente du Comité Consultatif du Secteur Financier (CCSF) depuis mars 2024. Magistrate à la Cour des comptes, elle a travaillé à la Direction Générale du Trésor et auprès du Secrétariat du Comité économique et Financier, à Bruxelles. En mai 2025, le CCSF a publié le rapport « LCB-FT: quelle réception des obligations règlementaires par les clientèles des institutions financières ».
Pouvez-vous présenter le CCSF, sa composition et ses missions ?
Catherine Julien-Hiebel : Le Comité Consultatif du Secteur Financier est une instance de concertation indépendante qui réunit des représentants de toute la société civile : on y trouve des établissements financiers, des associations de consommateurs, des organisations syndicales, des parlementaires et des personnalités qualifiées. Il compte au total 62 membres, nommés par le ministre chargé de l’économie, selon une représentation paritaire entre professionnels du secteur financier et clientèle. C’est d’ailleurs ce qui fait la force du Comité : la pluralité de ses membres.
Le CCSF couvre l’ensemble du secteur financier : banque, assurance, épargne. Cela nous permet d’avoir une vision transversale et décloisonnée. Notre objectif est de réussir, de façon collective, à mettre en place de meilleures pratiques, des garanties pour les clients et une information plus lisible, transparente, pour les consommateurs.
Notre Comité peut s’autosaisir de certains sujets, mais il est principalement saisi par le ministre au travers de lettres de missions, ou par des parlementaires pour des missions spécifiques. Le législateur a aussi confié au CCSF des missions permanentes, comme le suivi des tarifs bancaires, et plus récemment le suivi des frais et des performances des produits d’épargne financière.
Le CCSF dispose d’une compétence quasi-normative : nous produisons de la « soft law », sous forme d’accord de place, rendus publics par des avis et mis en œuvre par les professionnels. Nous assurons d’ailleurs le suivi de cette mise en œuvre. Ces avis sont considérés par l’ACPR comme des bonnes pratiques, et peuvent donc faire l’objet de contrôles. Le CCSF peut également formuler des recommandations, qui peuvent être reprises dans des projets de lois. Enfin, le CCSF dispose d’un rôle de pédagogie, de réflexion, en produisant des études et des rapports thématiques.
Vous venez justement de publier le rapport « LCB-FT : quelle réception des obligations règlementaires par les clientèles des institutions financières ? ». Ce travail a été réalisé par votre Comité à la demande du ministre de l’économie. Quel était le contexte de cette demande ? Quels objectifs avaient été fixés par le ministre ?
La lettre de mission reçue en juillet 2024 m’a en effet confié, en tant que Présidente, la responsabilité de ce rapport. Cela me laissait une certaine liberté en matière de proposition. Le rapport n’engage donc pas l’ensemble des membres du CCSF. Il s’est cependant appuyé sur les contributions de tous les membres du Comité – qui en ont d’ailleurs salué la qualité – et a été présenté au comité plénier du CCSF.
Je pense que cette mission m’a été confiée pour plusieurs raisons : elle s’inscrit d’abord dans une volonté du ministère d’améliorer la compréhension et l’acceptabilité des obligations de LCB-FT, qui sont déjà assez strictes, mais qui vont surtout se renforcer avec le nouveau paquet européen antiblanchiment. Ce renforcement s’inscrit plus largement dans une volonté d’accentuer la pression sur la criminalité financière, on l’a vu avec la proposition de loi sur le narcotrafic par exemple.
Ensuite, parce que la LCB-FT est toujours examinée sous l’angle de son application règlementaire stricte, mais n’avait jamais été analysée selon le ressenti de la clientèle. Cela constituait un peu un angle mort de la vision du régulateur sur ces obligations. Le ministère recevait d’ailleurs des courriers de doléance à ce sujet, sans être en mesure d’appréhender l’ampleur et la nature des difficultés qui y étaient évoquées. Or, cette acceptabilité est cruciale pour assurer l’efficacité du dispositif préventif. Il est capital que les clients comprennent ces normes pour pouvoir s’assurer de la qualité des informations qu’ils vont transmettre.
A l’issue de vos travaux, basés sur des entretiens et une enquête, le rapport souligne la méconnaissance des obligations de LCB-FT par les clients, et qualifie d’ « irritants » les sollicitations requises par ces obligations. Comment expliquer cette situation ?
Le constat global est effectivement celui d’une large méconnaissance de ces obligations et de leurs objectifs. Pour alimenter les réflexions en cours sur la transposition du nouveau paquet européen, nous avons dû publier ce rapport dans des délais resserrés. Par conséquent, nous n’avons pas pu mener nous même un sondage. Nous nous sommes donc appuyés sur un sondage commandité par Planète CSCA, mais aussi sur de nombreux entretiens avec nos membres. Il en ressort que la majorité des clients ne connaît pas les notions de LCB-FT et ne comprend pas les demandes qui y sont liées.
Un des premiers mérites du rapport, c’est d’essayer de faire œuvre de pédagogie concernant ces obligations : rappeler d’abord que ces demandes sont imposées par des obligations légales, elles-mêmes rendues nécessaires par les enjeux majeurs que sont la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Les institutions financières jouent un rôle clé dans la prévention de ces phénomènes. C’est dans ce cadre que s’inscrit le recueil des informations de leurs clients.
Nous avons essayé de quantifier les insatisfactions des clients liées à l’exercice de ces obligations – notamment la connaissance de la clientèle (KYC). Il est difficile d’appréhender avec précision et de manière quantitative ces insatisfactions. Il n’existe pas d’indicateurs chiffrés. Il ressort cependant qu’il n’y a pas de remontées massives des clients.
Le rapport souligne aussi les difficultés et insatisfactions suscitées par les obligations de LCB-FT auprès de certains clients, comme les PPE et les associations…
Nous avons en effet identifié des difficultés de la part de certaines clientèles, en premier lieu desquelles les clients professionnels, notamment remontées par l’association des trésoriers d’entreprise. Les demandes des établissements à ces clients peuvent être hétérogènes selon les pays et les régulateurs, et les supports de collecte d’information sont souvent différents, ce qui peut impliquer des lourdeurs importantes.
Côté particuliers, les irritants peuvent être liés à la nature des justificatifs demandés, à l’incompréhension des raisons pour lesquelles ces pièces sont demandées et à la variabilité des exigences selon les établissements. Nous avons aussi relevé une totale incompréhension des clients de justifier la provenance des fonds lors d’un rachat d’assurance vie. Cela peut entraîner une suspicion de volonté commerciale de la part des établissements.
Parmi les clientèles plus affectées que d’autres, outre les professionnels, on peut encore citer les associations humanitaires, davantage exposées à des facteurs de risque de BC-FT, mais aussi les Français de l’étranger et certaines personnes politiquement exposées (PPE).
Ces différents irritants ont des raisons diverses, difficiles à isoler mais en grande partie liées aux obligations de la règlementation LCB/FT, qui imposent une vigilance régulière et une approche fondée sur les risques. Cette approche conduit mécaniquement à des pratiques variables d’un établissement à l’autre.
La multiplication des obligations de vigilance à l’égard de certains clients entraîne un risque de « derisking » de la part des établissements, c’est-à-dire de refus d’entretenir une relation avec ces clients. Avez-vous pu mesurer ces pratiques ?
Le ministère avait effectivement demandé à la mission d’analyser ces pratiques de derisking. La question est légitime : pour certains établissements assujettis, il peut paraître trop couteux de gérer le risque de certains clients, et ces établissements peuvent donc préférer ne pas entretenir de relation avec ces clients.
Il a été difficile d’évaluer cette pratique. Nous avons interrogé différents superviseurs à ce sujet. Nous nous sommes également entretenus avec Tracfin, qui nous rapporté quelques cas isolés. Les fédérations nous ont par ailleurs fait part de travaux en cours, par exemple avec le ministère de l’intérieur pour pouvoir mieux accompagner les associations cultuelles. Les échanges que nous avons eus semblent indiquer qu’il n’y a pas, de la part des établissements, de politique volontaire de faire du derisking, en lien avec la LCB-FT.
Il ressort cependant que ces obligations entraînent un coût administratif important, et il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de concurrence administrative entre les établissements qui appliquent bien les règles et ceux qui sont moins diligents. Ce risque est d’autant plus important avec les plateformes situées à l’étranger et donc parfois moins contrôlées que les entités françaises.
Vous formulez dans le rapport plusieurs propositions, notamment un axe consacré à une meilleure communication des obligations de LCB-FT. Concrètement, comment améliorer l’adhésion du grand public aux obligations de LCB-FT ?
Nous avons formalisé 16 propositions. Ces propositions peuvent être mises en œuvre dans le cadre normatif aujourd’hui défini. Certaines d’entre elles peuvent aussi être mises en œuvre à court terme, sous réserve que les parties concernées s’en saisissent, ce que j’espère vivement. L’amélioration de la communication est en effet un axe majeur, transversal.
Comment améliorer cette communication ? D’abord en renforçant la communication institutionnelle. Il y a peu de communication institutionnelle spécifique et organisée à ce sujet, alors qu’il s’agit d’une politique publique. Cela permettrait de contextualiser ces enjeux, de souligner auprès des clients qu’il ne s’agit pas d’une demande isolée de leurs établissements, mais d’une exigence pour préserver le système financier et le système social. Cela permettrait également de souligner que ces demandes ne sont pas liées à une volonté commerciale. Nous avons donc proposé d’intégrer la thématique LCB-FT dans le cadre de la stratégie d’éducation économique et budgétaire, dont l’opérateur est la Banque de France. L’idée est d’acculturer le grand public aux enjeux de LCB-FT, dans la durée évidemment. Je suis d’ailleurs heureuse de vous dire que le travail est d’ores et déjà en cours sur ce point.
Ensuite, il faut renforcer la communication de la part des assujettis, qui doivent davantage expliciter l’objet de leurs demandes. Sans être trop prescriptifs, nous avons essayé de promouvoir le renforcement de la pédagogie auprès des clients. Cela peut également permettre de valoriser la dimension de conseil auprès des clients. Il me semble par exemple qu’il faut rassurer les clients sur les conditions de confidentialité des données transmises : dans un contexte d’augmentation des fraudes et des usurpations d’identité, les clients sont très sensibles aux demandes portant sur des informations personnelles. Les inquiétudes sont donc légitimes. En ce sens, nous recommandons également de mieux former les conseillers. Il est important d’intégrer la dimension relation client dans les formations obligatoires sur la LCB-FT.
Enfin, s’agissant des clientèles spécifiques évoquées précédemment, il convient de mieux informer, en amont, les populations concernées. C’est notamment le cas pour les PPE : il faut que ces personnes soient bien informées des conséquences, très lourdes, de leur statut. Les documentations existantes ne sont peut-être pas encore suffisamment accessibles. Je pense que le rapport a d’ailleurs déjà fait bouger les lignes sur ce sujet.
Pour faciliter et améliorer l’efficacité de la collecte des éléments de connaissance de la clientèle, vous proposez, de manière assez inédite, la création d’une plateforme sécurisée commune permettant la tenue et mise à jour des données KYC. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette proposition ?
Ce rapport avait vocation à formuler à la fois des propositions concrètes pouvant être mises en œuvre à court terme, et à se projeter de manière prospective. Nous voulions mettre certaines idées en débat, notamment dans le cadre du développement du digital. Nous avons donc recommandé d’explorer la possibilité, l’intérêt et les éventuels ajustements normatifs nécessaires pour constituer une plateforme sécurisée qui permettrait de tenir à jour les KYC des entités assujetties, en prenant en compte les données collectées par les administrations. Cela permettrait une simplification importante de processus à faible valeur ajoutée, et pourrait améliorer la qualité et la traçabilité des dossiers clients. Cela permettrait également d’anticiper le durcissement de la réglementation, dans la mesure où les fréquences de mise à jour des KYC vont être resserrées avec le nouveau paquet antiblanchiment.
Mais ce projet ne pourrait voir le jour que si l’on a tranché au préalable un certain nombre de problématiques qu’il soulève, parmi lesquelles la question du financement du développement de cette plateforme, mais aussi, bien sûr, le sujet de la protection des données à caractère personnel. C’est donc un chantier d’ampleur, mais qui pourrait permettre de renforcer l’efficacité du dispositif tout en diminuant les contraintes pour les clients.
Propos recueillis au siège de la Banque de France le 13 juin 2025