Tracfin a reçu plus de 200.000 DS en 2024, un record
Tracfin vient de publier son rapport annuel consacré à l’activité déclarative en 2024.
Comme nous l’avions fait l’an dernier, nous vous proposons une synthèse et une analyse des évolutions mentionnées dans le rapport, replacées dans leur contexte juridique, opérationnel et stratégique. Ce travail vise à fournir un outil de compréhension pour les professionnels soumis à la LCB-FT, les autorités de supervision, les analystes et les décideurs publics.
Ce rapport ne se limite pas à un simple relevé statistique. Il révèle les transformations structurelles, les zones de tension, les bonnes pratiques émergentes, mais aussi les angles morts persistants. Les données déclaratives y sont analysées dans une perspective systémique : qui déclare ? Pourquoi ? Comment ? Et avec quelle efficacité ?
Une dynamique globale de croissance du dispositif
Le premier enseignement du rapport est l’explosion du volume déclaratif : plus de 215 000 déclarations reçues, soit +13 % par rapport à 2023 et +100 % en quatre ans. Cet essor est porté en grande partie par la digitalisation des outils, la prise de conscience accrue des acteurs, et l’entrée en scène de nouveaux secteurs comme les PSAN.
Cependant, cette croissance n’est pas homogène. Les acteurs financiers sont à l’origine de 93 % des signalements. Les professions non-financières demeurent largement en retrait. Cette polarisation pose une question stratégique : comment étendre efficacement la culture déclarative à tous les maillons de la chaîne économique ?
En parallèle, l’évolution réglementaire et l’internationalisation du cadre législatif européen (MiCA, AMLA) obligent à repenser la gouvernance du dispositif : plus intégrée, plus transparente, et plus réactive.
Qualité des déclarations : une exigence structurante
Tracfin souligne que la quantité ne peut suppléer la qualité. Une déclaration utile est une déclaration complète, documentée, argumentée. Or, beaucoup d’informations reçues sont inexploitables : absence d’identification des bénéficiaires effectifs, analyses superficielles, pièces justificatives illisibles.
Le rapport insiste sur l’importance de la caractérisation de l’infraction sous-jacente. Une fraude sociale n’est pas une fraude fiscale ; une escroquerie ne se traite pas comme un abus de biens sociaux. L’autorité attend des professionnels qu’ils formulent une hypothèse juridiquement qualifiée. Pour cela, la montée en compétence est essentielle : formations ciblées, guides de bonnes pratiques, mais aussi assistance technique via des outils numériques. L’initiative d’harmonisation des relevés bancaires, menée avec l’ACPR, participe de cette logique de professionnalisation du signalement.
Les professions financières : moteurs du système
Les établissements de crédit restent les premiers contributeurs de DS. Leur capacité à détecter des schémas de fraude complexes, à croiser des volumes massifs de données et à collaborer avec les régulateurs en fait des acteurs structurants du dispositif. Toutefois, des progrès restent à faire dans la contextualisation des signalements.
Les établissements de paiement montrent des dynamiques contrastées. Certains réduisent leur activité de transmission de fonds, quand d’autres — notamment les néobanques — augmentent fortement leur production déclarative, signe d’une plus grande prise en compte des enjeux de conformité.
Les compagnies d’assurance se distinguent par leur réactivité sur les fraudes au CPF et les risques cyber. Le rôle des établissements de monnaie électronique reste ambivalent : leur outil peut faciliter la fraude (ex. cartes prépayées), mais leur vigilance s’améliore.
Les PSAN, enfin, occupent désormais une place importante. Leur développement appelle à une régulation ferme, mais aussi à une pédagogie adaptée aux réalités de la blockchain.
Professions non-financières : entre retard et potentialité
L’analyse de Tracfin révèle une sous-utilisation de la déclaration de soupçon par de nombreuses professions réglementées. Les notaires progressent, notamment en Île-de-France, mais restent très en retrait en zone rurale. Les greffiers, administrateurs et mandataires judiciaires et les huissiers affichent des dynamiques encourageantes.
Les avocats constituent un point de tension: trop peu de déclarations, mauvaise compréhension des obligations, confusion entre secret professionnel et devoir de vigilance. Tracfin insiste sur l’articulation possible entre éthique professionnelle et signalement lorsqu’il existe un doute sérieux sur l’origine des fonds.
Enfin, les experts-comptables ont un rôle central dans l’analyse des fraudes internes, mais peinent à documenter efficacement les opérations suspectes. La situation est similaire dans les secteurs de l’immobilier, de la domiciliation ou du commerce de biens précieux, où les volumes déclaratifs restent disproportionnellement bas par rapport aux risques identifiés.
Les zones de risque : cartographie stratégique
Certains secteurs concentrent des risques élevés : immobilier de luxe, domiciliation d’entreprises, secteur associatif, art et objets précieux. Le rapport rappelle que ces secteurs sont exposés aux montages complexes (prête-nom, sociétés écrans, structuration en cascade). La domiciliation, par exemple, peut servir à anonymiser les bénéficiaires réels. L’immobilier permet des transferts de valeur dissimulés. Le secteur de l’art favorise la circulation de biens peu traçables. Et les associations peuvent être instrumentalisées à des fins de financement opaque.
Tracfin appelle à une montée en vigilance collective, avec des actions concertées entre professionnels, autorités de contrôle et corps intermédiaires.
Disparités territoriales : une fracture préoccupante
Le rapport insiste sur l’inégale répartition géographique des déclarations. Les départements d’outre-mer sont sous-mobilisés. Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin, entre autres, ne signalent quasiment rien.
À l’inverse, Paris, les Alpes-Maritimes ou le Rhône concentrent une forte activité déclarative. Cela traduit à la fois l’intensité économique, mais aussi un déséquilibre dans l’appropriation des enjeux LCB-FT. L’enjeu est donc d’accompagner les acteurs locaux, d’insuffler une culture de la vigilance économique, et de diffuser les outils adaptés à des contextes spécifiques.
Le virage réglementaire : entre standardisation et exigence renforcée
L’année 2024 a été marquée par la généralisation du formulaire ERMES, outil modernisé, interactif, ergonomique, mais aussi analytique. Il facilite la formulation claire de soupçons, oriente l’analyse et améliore l’interopérabilité avec les outils internes de Tracfin.
Le Conseil d’État, dans un avis de janvier 2025, a rappelé la portée étendue de l’obligation déclarative : il suffit de suspecter l’origine illicite d’un fonds, même sans blanchiment avéré. Ce rappel vise à dissiper les hésitations juridiques persistantes.
Enfin, Tracfin développe une stratégie de contrôle indirect, en alertant les ordres professionnels sur les manquements systémiques : faible volume, mauvaise qualité, incohérences internes. Cette stratégie vise à institutionnaliser la LCB-FT comme une norme professionnelle structurante.
Coopération internationale : un levier décisif
Face à des circuits de fraude globalisés, Tracfin développe une diplomatie du renseignement financier. Les coopérations via le Groupe Egmont se multiplient. La 30e plénière, accueillie à Paris, a renforcé la visibilité de la France et sa capacité d’influence.
L’AMLA, future autorité européenne de la LCB-FT, sera un pivot d’harmonisation. Tracfin y siège d’ores et déjà activement, notamment pour porter les spécificités françaises. Le règlement MiCA, en encadrant les acteurs crypto, impose un cadre unifié où la France tente de faire valoir son avance réglementaire.
L’intégration du dispositif français dans le cadre européen et international est donc à la fois une opportunité et une contrainte : elle impose une exigence d’exemplarité.
Vers une LCB-FT systémique et intelligente
Le rapport 2024 de Tracfin souligne une approche de la LCB-FT plus dense, plus technique, plus cohérente. Mais il révèle aussi des déséquilibres persistants : entre professions, entre territoires, entre niveaux de qualité.
Il en ressort que l’avenir du dispositif national repose sur plusieurs leviers :
Une montée en compétence généralisée.
Une coordination renforcée avec les autorités de contrôle.
Une hybridation avec des outils d’intelligence artificielle pour améliorer l’analyse.
Une politique de retour d’information vers les déclarants.
Ce chemin vers une LCB-FT de nouvelle génération suppose un changement culturel. Il ne s’agit plus seulement de transmettre une suspicion, mais de construire collectivement une vigilance économique, éthique et stratégique.
Le rapport complet est accessible sur le site du ministère de l’économie.