Interview: Aurore Lalucq, députée européenne - “une réglementation n’a jamais tué un secteur”

Aurore Lalucq est députée européenne depuis 2019. Elle siège au sein du groupe Socialistes et Démocrates (S&D). Elle a travaillé sur les sujets d’évasion fiscale et s’implique activement sur les projets de réglementation des cryptoactifs.

Madame la Députée Européenne, pour commencer, nous avons deux questions d’ordre général pour bien situer le marché des cryptoactifs en France : d’abord, avons-nous une vision du nombre d’acteurs et de clients concernés ?

Aurore Lalucq : Il est difficile d’avoir une vision de la situation aujourd’hui, tellement le marché manque de supervision. Quand on regarde ce qui est déclaré en France, on compte environ 32 plateformes enregistrées, quelques-unes en cours d’enregistrement. Mais ça ne reflète pas du tout la réalité du marché, puisqu’il y a de très nombreuses plateformes étrangères qui opèrent en France et en Europe. Il est donc très difficile d’avoir une réelle vision de ce marché, et c’est bien tout le problème aujourd’hui. Au-delà de la question des plateformes, on a du mal à connaître le nombre de cryptos en circulation : parfois on entend 16 000, parfois 9 000… Entre les projets réels, les projets arrêtés en cours de route, les arnaques, il est difficile d’avoir une estimation fiable, précisément parce que le secteur manque d’encadrement… Tout l’enjeu est de remettre de l’ordre dans tout ça pour savoir exactement de quoi on parle. C’est un enjeu démocratique, il faut que les données fiables, publiques et construites par des institutions indépendantes soient disponibles. Se contenter des chiffres fournis par le secteur ne saurait être satisfaisant. Je reprends les propos du Fonds Monétaire International : on manque de données sur les cryptos.

Pour les clients, c’est le même problème : les chiffres qui sont donnés le sont par des acteurs intéressés, qui défendent leur business. La réalité c’est que l’on n’arrive pas à avoir des chiffres fiables parce que le marché n’est pas assez réglementé, et que cela pénalise aussi les consommateurs.

 

Toujours pour poser les termes du débat : quels sont pour vous les risques associés aux cryptoactifs – au-delà du risque de perte en capital inhérent à tout actif financier ?

Je crois qu’il faut quand même un peu insister sur le risque de perte en capital : il est sous-évalué aujourd’hui. On présente toujours les cryptos comme un investissement miracle, mais ça reste un marché hautement spéculatif, avec des sujets de manipulation de marché, des cyberattaques, etc. Il s’agit d’un marché dont la valeur dépasse de loin celle des prêts hypothécaires à l’origine de la crise des subprimes, le sous-estimer serait donc une grave erreur.

La blockchain est vraiment une technologie intéressante – qui pourrait notamment être utilisée contre la fraude fiscale. Mais contrairement à ce que l’on dit souvent, ça n’est pas une technologie inviolable. On sait qu’il y a des problématiques de vol, des pertes de portefeuilles pour les consommateurs, sans aucun espoir de récupérer les sommes perdues. Donc il faut insister sur ce point.

Ensuite, il existe des risques pour la stabilité financière. Pour le bitcoin, les risques restent relativement circonscrits. Néanmoins, ils prennent une toute autre ampleur dès lors qu’apparaît du marché de gré à gré sur les cryptos, comme le fait Goldman Sachs par exemple. En outre, il existe des dérivés sur cryptos, ce qui signifie qu’il existe des ponts entre la finance traditionnelle et les cryptoactifs. C’est-à-dire des ponts entre une finance qui est réglementée et une finance qui ne l’est pas. Je crois que les législateurs et les régulateurs ne s’intéressent pas assez à ces liens, et plus le marché grossit, plus on risque d’avoir des problèmes de stabilité financière.

On peut aussi citer les risques environnementaux : à l’inverse de la banque traditionnelle, le problème environnemental des cryptos ne se situe pas dans le financement mais dans leur émission. Celle-ci demande des capacités énergétiques folles et totalement injustifiées.

En outre, et c’est sans doute ce qui vous intéresse le plus, on a des problématiques liées au blanchiment d’argent et au financement d’activités criminelles. Le financement criminel était, au début des cryptos, assez sophistiqué. On arrive maintenant davantage sur du financement de la petite criminalité, notamment tout ce qui est smurfing (n.b. : technique de blanchiment par fractionnement des opérations). C’est tout le problème de l’anonymat.

Enfin, il y a aussi une question à se poser au niveau des banques centrales, dans le sens où ce système de cryptoactifs, dit « alternatif à la finance », va paradoxalement accroître la dollarisation du monde. Comme ces cryptos donnent accès aux dollars, on se rend compte que l’essor des cryptos, notamment dans les pays en voie de développement, va amplifier la dollarisation du monde.

 

Le Parlement Européen se veut particulièrement actif dans la régulation de ces marchés. Pouvez-vous nous présenter brièvement les projets en cours de discussion ?

On discute de deux textes principaux. Le premier, c’est MICA. MICA, c’est 173 pages pour avoir une vraie réglementation des cryptoactifs. On part d’un constat qui est que les cryptos ne sont pas de la monnaie mais bien des actifs financiers : il faut donc qu’ils soient régulés à ce titre. Donc dans MICA, on retrouve des mesures déontologiques que l’on retrouve pour la finance traditionnelle, comme des règles de lutte contre les manipulations de marché, des mesures d’enregistrement – un peu comme la France l’a fait avec les PSAN dans sa version agrément-, ainsi que des exigences de fonds propres. Toute la philosophie de MICA, c’est d’intégrer les cryptos dans la règlementation des actifs financiers classiques. C’est un premier pas absolument essentiel à mon sens.

Le second projet touche aux transferts de fonds. C’est une somme de textes – dont fait partie le paquet antiblanchiment – qu’on ouvre à nouveau pour intégrer les spécificités des cryptos. A l’intérieur, on y trouve les exigences de KYC, qu’on veut appliquer pour les cryptos sans seuil minimum, en particulier pour éviter les pratiques de Smurfing, qui ont notamment été soulignées par Tracfin (lien). Je pense que c’est extrêmement important de réduire ce seuil. Des acteurs français l’ont déjà mis en place d’eux-mêmes sans rencontrer de difficulté opérationnelle ou de développement. Donc c’est possible.

Il y a aussi la volonté d’identifier les portefeuilles non-hébergés, lorsqu’ils procèdent à des opérations avec les plateformes. L’émission de monnaie traditionnelle est encadrée par des banques centrales, par les établissements financiers, répond à un certain nombre de règles lors de son émission. Ce n’est pas le cas des portefeuilles non-hébergés. Avec mon collègue Paul Tang (n.b. : député européen néérlandais, également membre du groupe S&D), on a estimé que c’était vraiment un trou dans la raquette, et donc on a fait cette proposition. Est-ce qu’elle sera conservée dans le projet final ? J’ai quelques doutes. Le lobby de la crypto reste très efficace. Ce serait très regrettable et dommageable.

 

A quel calendrier peut-on s’attendre pour ces deux projets ?

Ces deux projets entrent actuellement en trilogue (n.b. : réunion tripartite informelle entre le Parlement européen, le Conseil de l’UE et la Commission européenne). La Présidence française du Conseil de l’Union Européenne a été très active sur ces dossiers, je peux le dire malgré nos différends politiques. J’ai donc bon espoir que l’on avance relativement vite sur les transferts de fonds, et je pense qu’on gardera les exigences KYC. On aboutira peut-être à quelque chose en juin. MICA est un dossier plus sensible, il y a eu des revirements du rapporteur.

Sur ces deux textes, je dirais qu’il est probable qu’on puisse compter sur une implémentation courant 2023, ce qui pour un texte européen serait assez rapide.

 

Il existe depuis quelques années des services de « mixers » ou « tumblers », qui permettent de noyer les transactions des cryptos dans des échanges multiples et à haute fréquence, afin de renforcer l’anonymat des transactions. Est-ce que ces services ne constituent pas un frein aux exigences KYC que vous souhaitez mettre en place ?

Il existe en effet plusieurs technologies de ce type qui ne sont pas prises en compte par la Commission. Ça n’a pas été pris en compte non pas par manque de compétence, mais parce que le secteur évolue tellement vite qu’on est forcément dépassé par la technologie. On a vraiment besoin d’être proactif sur ces sujets, et ça n’est pas facile d’être proactif quand la technologie évolue aussi vite. Nous verrons dans un deuxième temps comment s’adapter à ces services et les intégrer aux réglementations.

 

Plusieurs acteurs des cryptoactifs ont émis des réserves quant à une régulation trop importante du secteur, craignant que cela ne tue le marché en Europe ou que cela ne favorise des plateformes étrangères non réglementées. Est-ce que c’est une crainte légitime ?

Il s’agit d’un élément de langage classique de tout lobby, c’est de bonne guerre. Mais une règlementation n’a jamais tué un secteur. Aujourd’hui, les acteurs français disent déjà qu’ils n’arrivent pas à se développer à cause de la réglementation. Mais quelle réglementation ? S’enregistrer à l’AMF ? Ce n’est pas la réglementation qui freine le développement des acteurs français. Les plus gros PSAN ne sont pas européens mais ils agissent sur le marché européen.

Le marché devient trop gros pour ne pas être propre. Et les acteurs des cryptos ont tout intérêt à améliorer la réputation de leur secteur.

Enfin, si une partie du marché doit disparaître parce qu’il ne peut plus prospérer sur des activités criminelles, eh bien qu’elle disparaisse. Ceux qui tomberont, ce sont ceux qui auront des problèmes criminels. Tant mieux s’ils tombent. Le secteur bancaire a su se transformer pour s’adapter à une réglementation exigeante. Un certain nombre de pratiques, de produits, d’acteurs ont disparu parce qu’ils ne pouvaient plus fonctionner avec cette réglementation. Ça n’a pas bouleversé le secteur, au contraire ça a permis de pérenniser le marché.

 

En matière de LCB-FT, on sait que la coopération internationale est très importante. Est-ce que sur les sujets des cryptos, il y a un dialogue et une entente internationale – au-delà des frontières de l’UE ?

Pas assez, mais de plus en plus. Les banquiers centraux commencent à avoir le même langage sur les cryptos, les institutions internationales aussi, avec tous les mêmes craintes, qu’il s’agisse de la FED, du FMI ou de la BCE. Il y a une prise de conscience réelle, un dialogue plus important. Il faut l’accélérer.

 

Enfin, difficile d’éviter d’évoquer la situation en Ukraine. Après les sanctions et mesures de gel prises à l’égard de la Russie, il avait été évoqué le risque de l’utilisation de cryptoactifs comme moyen de contournement. Est-ce que vous savez si c’est quelque chose qui a effectivement été utilisé ?

Pour être très transparente, nous ne savons pas. C’est un risque réel, Christine Lagarde l’avait signalé très clairement. A mon avis, le passage par certains paradis fiscaux était bien plus problématique. Après, c’est tout à fait possible que les cryptos aient été utilisées. Mais le problème est toujours le même : on ne peut pas savoir, parce qu’on n’a pas de données. Est-ce que c’est le plus gros risque ? Pas sûr. Est-ce que ça demeure un risque réel ? Totalement.

Propos recueillis le 21 avril 2022 par visioconférence.

Crédit photos: Marie Rouge.

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