La CJUE invalide l’obligation de publicité des informations sur les bénéficiaires effectifs

Coup de théâtre pour la règlementation de la LCB-FT: la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu ce 22 novembre un arrêt (ECLI:EU:C:2022:912) portant sur les dispositions réglementaires européenne relatives aux obligations d’accessibilité des informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés (ou Ultimate Beneficial Owner, UBO). Cette obligation avait été formalisée dans la directive européenne antiblanchiment de 2015 (dite quatrième directive, actualisée en 2018 pour devenir la cinquième directive) et rendait nécessaire la mise à disposition d’un registre public d’informations sur les UBO dans les états membres.

La CJUE a été saisie par le tribunal d’arrondissement de Luxembourg après recours de deux personnes qui estimaient que l’accessibilité totale à leurs informations au titre d’UBO leur était préjudiciable de manière disproportionnée.

Dans son arrêt, la Cour a déclaré invalide la disposition de la directive, estimant notamment que l’accès au grand public des informations sur les UBO constituait « une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données », se référant à la charte des droits fondamentaux de l’UE.

Dans la mesure où la CJUE a pour mission le respect de l’application du droit de l’Union et l’uniformité de son interprétation sur tout le territoire de l’UE, cette appréciation ne s’applique évidemment pas qu’au cas du Luxembourg, et tend à casser l’obligation dans l’ensemble des pays concernés. En France, la directive avait été transposée par une ordonnance et deux décrets publiés en 2020, créant le Registre des Bénéficiaires Effectifs (RBE), accessible en ligne.

L’invalidité des registres des bénéficiaires effectifs : un coup porté à la législation LCB-FT

Dans son arrêt, la Cour mentionne bien que cette obligation visait « à prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme en mettant en place, au moyen d’une transparence accrue, un environnement moins susceptible d’être utilisé à ces fins », ce qui pourrait justifier d’une ingérence relative à la charte de l’UE. Mais la Cour estime cependant qu’en l’espèce, la mise à disposition systématique d’un registre public créé une situation d’ingérence disproportionnée au regard des bénéfices éventuels.

L’Union Européenne s’était montrée particulièrement ambitieuse dans sa réglementation sur les UBO, et les transpositions dans le droit local avaient abouti presque partout à la mise en place de registres publics très complets. Cette obligation permettait en outre de répondre de manière approfondie à deux recommandations du GAFI : la recommandation 33 qui souligne que « les pays devraient s’assurer que les informations » sur les bénéficiaires effectifs « peuvent être obtenues ou consultées en temps voulu par les autorités compétentes », et surtout la recommandation 34 qui préconise aux pays « de prendre des mesures pour faciliter l’accès aux informations » des UBO aux institutions financières.

Opérationnellement, les établissements financiers ont intégré le contrôle du RBE dans leurs procédures, et les régulateurs ont entrepris de contrôler cette obligation.

L’arrêt de la CJUE constitue donc une forme de régression en matière d’exigence LCB-FT, et un frein aux efforts déployés ces dernières années par les nombreux acteurs publics et privés concernés.

Quel avenir pour les registres ? Doit-on s’attendre à une réinterprétation plus stricte de la mise à disposition des informations sur les UBO ?

Si l’on peut considérer cette décision comme un camouflet juridique aux pratiques réglementaires promues ces dernières années par l’Union, il n’est pas certain que cela signe la fin des registres et des obligations de consultation. La Cour ne s’est en effet prononcée que sur le caractère disproportionné d’une information publique totalement accessible, mais laisse la porte ouverte à une interprétation plus stricte de ces obligations. Il est ainsi bien précisé que l’invalidité de la disposition de directive antiblanchiment ne porte que sur l’obligation de rendre l’information accessible « dans tous les cas à tout membre du grand public »

Le RBE français – qui n’est pas totalement public mais pas nécessairement moins accessible que les registres de ses voisins européens – est certainement menacé dans sa forme actuelle, mais pourrait évoluer vers un registre plus fermé réservé aux seules professions réglementées, et limitant davantage les informations accessibles au grand public.

Nous en saurons certainement plus lorsqu’une réaction officielle des régulateurs français et européens sera publiée – et actualiserons notre article en conséquence.

La publication de l’arrêt de la CJUE est accompagnée d’un résumé et d’un communiqué de presse au format PDF.

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