Lutte contre le FT: interview de Xavier Laurent, Vice Procureur au Parquet National Antiterroriste

Interview 1/3 - Cet échange fait partie de notre série d’interviews portant sur la lutte contre le financement du terrorisme. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.

Xavier Laurent est Vice Procureur au Parquet National Antiterroriste, en charge du volet Financement du Terrorisme.

 

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de la fonction que vous occupez au Parquet National Antiterroriste (PNAT) ?

Xavier Laurent : Je suis magistrat depuis 2012. Il n’y a pas véritablement de filière qui mène au parquet antiterroriste : j’ai pour ma part travaillé dans un certain nombre de juridictions, en me spécialisant progressivement, d’abord dans la criminalité organisée, puis à partir de 2020 au PNAT, créé l’année précédente. Je suis aujourd’hui référent financement du terrorisme, ce qui me situe à l’interface avec Tracfin, et dans un rôle général de suivi des thématiques FT dans le cadre des nombreuses affaires traitées ici.

Au PNAT, les magistrats suivent toutes les affaires qui ont été qualifiées comme relevant d’une infraction terroriste : les attentats, évidemment, mais aussi les préparations d’attentats, les sujets de financement d’opération terroriste, les départs pour rejoindre une organisation terroriste, etc.

 

Qu’est-ce qui a motivé la création du PNAT, en 2019 ?

Le PNAT a pris la suite de la section C1 du parquet de Paris, une section qui était déjà spécialisée et qui a notamment traité des attentats de 2015.

Le PNAT a été créé le 1er juillet 2019, pour répondre à plusieurs impératifs, en particulier pour accompagner une montée en puissance en termes d’effectifs et proposer une compétence intégrée, allant de l’enquête à l’exécution de la peine, en passant par le jugement y compris criminel des affaires de terrorisme. Mais c’est aussi le fruit d’une décision politique prise dès 2017, à une période où le risque d’attentats téléguidés par l’État Islamique est extrêmement important. Il s’agissait donc de maintenir une spécialisation, de renforcer les effectifs et les compétences et de ne pas interférer avec l’activité générale du parquet de Paris. En outre, pour un contentieux de cette nature, avec une part importante de coopération internationale, il est utile d’avoir un interlocuteur national bien identifié.

Par ailleurs, le PNAT ne traite pas que de la matière antiterroriste. Schématiquement, il repose sur trois pôles : le pôle antiterroriste, numériquement le plus important, le pôle dédié à la lutte contre les crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et le pôle de l’exécution des peines, à compétence transversale.

 

Quels sont les moyens mis à disposition du PNAT?

Le PNAT atteint cette année un effectif de 30 magistrats, en progression continue depuis sa création.  Ces renforcements ont été justifiés par l’actualité : les collègues du pôle « crimes de guerre et crimes contre l’humanité » ont fait face à un renouveau de leur contentieux à l’occasion de l’invasion de l’Ukraine, tandis que le pôle « exécution des peines » a été largement sollicité pour répondre aux défis du suivi des terroristes sortant de détention en fin de peine. Enfin, même si la menace d’attentat a semblé décroître, elle est toujours présente du fait d’un certain nombre d’entités actives, outre que la fin de la domination territoriale de l’EI en Irak et en Syrie a donné lieu au rapatriement de plusieurs vagues de ressortissants français au cours des derniers mois. Le contentieux antiterroriste demeure donc très soutenu. L’activité de jugement du PNAT est également totalement inédite, tant en matière de terrorisme (72 procès criminels depuis 2019, moins de 10 en 25 ans sur la période antérieure) que s’agissant des crimes contre l’humanité (4 accusés jugés depuis la création du PNAT, seulement 2 pour les années antérieures).

Le PNAT s’appuie donc sur une équipe élargie, en bénéficiant notamment d’un greffe dédié – ce qui facilite grandement le travail des magistrats – ainsi que de plusieurs assistants spécialisés et juristes assistants.

 

Comment se caractérisent les enquêtes menées par la PNAT ? Quel bilan tirer de ses travaux depuis sa création ?

Il est difficile à mon niveau de faire un bilan – je pense d’ailleurs qu’il est difficile de tirer un bilan sur la base de données chiffrées : une partie de l’activité du PNAT est liée à des audiences qui numériquement ne comptent que pour un dossier, mais qui viennent conclure des années de travail, et font l’objet d’une attention politique, médiatique et sociale conséquente. Le bilan n’est donc pas que quantitatif : il est aussi juridique, symbolique et humain.

D’un point de vue comptable néanmoins, on peut noter quelques chiffres : depuis la création du PNAT, près de 250 enquêtes ont été ouvertes jusqu’à la fin d’année 2022, sans compter une forte intensité d’affaires nouvelles en 2023. Mais le PNAT a également repris les enquêtes qui étaient déjà suivies par la section C1, laquelle avait connu l’ouverture de près de 1 300 enquêtes entre 2013 et 2019. Ce sont donc 644 affaires qui étaient suivies par le PNAT au 31 décembre 2022, dont 258 enquêtes préliminaires directement dirigées par le PNAT et 386 informations judiciaires confiées à des juges d’instruction spécialisés. Sur le plan du financement du terrorisme spécifiquement, on a dénombré environ 200 procédures depuis 2013, concernant environ 500 personnes, dont 200 ont été jugées à ce jour.

S’agissant du fond des affaires, il est évident que les circonstances ont amené à ce que le terrorisme islamiste prenne une part importante du contentieux. C’est plus encore le cas sur le volet du financement du terrorisme spécifiquement, dans la mesure où plus de 90% des affaires ces dernières années ont concerné le terrorisme islamiste. D’autres types d’affaires arrivent toutefois périodiquement : il y a notamment eu ces derniers mois un procès médiatisé sur le financement du PKK, par exemple.

 

Comment la dimension financement du terrorisme s’intègre-t-elle dans les enquêtes du PNAT ? Concrètement, est-ce que vous travaillez sur des documents économiques et financiers, des relevés d’opérations, ou est-ce un travail fait en amont par les services de police ?

Au sein des parquets français, il n’y a pas vraiment un amont et un aval dans la direction d’enquête judiciaire : dès lors qu’une enquête préliminaire est ouverte, le travail d’exploitation effectué par l’officier de police judiciaire est soumis aux magistrats de manière régulière. S’agissant du PNAT, nous avons un lien direct avec les services d’enquêtes spécialisés qui travaillent sur la matière antiterroriste. Les magistrats, les assistants spécialisés et juristes assistants peuvent être amenés à ré-exploiter les données économiques et financières en vue des audiences.

Il y a également un travail pré-judiciaire effectué par les services de renseignement, parmi lesquels Tracfin, dont l’action en prévention du terrorisme contribue à la judiciarisation.

 

Le financement du terrorisme constitue-t-il une dimension sous-jacente des enquêtes pour terrorisme, ou peut-il être le point de départ d’une affaire ?

On rencontre les deux situations : lorsqu’une action terroriste est préparée ou commise, la question du financement se pose nécessairement. S’il s’avère qu’un auteur d’une infraction terroriste a bénéficié de fonds, il s’agira pour le PNAT de faire vérifier s’il s’agissait d’une aide en vue de l’infraction ou d’une aide sans aucun rapport. La composante FT arrivera donc systématiquement, y compris dans une affaire de terrorisme abouti.

A l’inverse, le fait qu’il existe une structure terroriste dont les membres cherchent à se financer pour leur vie quotidienne, notamment dans une zone de combat sous le contrôle d’une organisation terroriste comme a pu l’être la zone irako-syrienne à l’époque de l’emprise territoriale de l’EI, est un révélateur de la présence d’individus susceptibles de commettre des d’infractions terroristes. Des enquêtes ont donc pu être initiées exclusivement sous l’angle du FT, afin que l’on travaille sur les individus, sur les structures, sur les mécanismes de préparation d’actions terroristes.

 

Comment le PNAT travaille-t-il avec les autres administrations et services impliqués dans la lutte contre le terrorisme – on pense notamment à Tracfin ?

La DGSI assure la fonction de cheffe de file pour le volet lutte antiterroriste. Sur le volet strictement financier, toutes nos informations ne proviennent cependant pas de la DGSI : nous sommes également en relation directe avec Tracfin, qui peut transmettre ses informations aux juridictions appropriées, sur le fondement du Code Monétaire et Financier. Ces informations peuvent être des éléments permettant d’abonder et d’illustrer une affaire en cours, de réorienter une affaire voire d’initier une enquête entièrement nouvelle. Tracfin est un partenaire absolument crucial, qui collecte le renseignement, le centralise, l’enrichit, et le judiciarise lorsque cela est nécessaire.

Nous pouvons encore être destinataires d’informations issues des parquets locaux, lorsqu’une suspicion de composante terroriste est identifiée.

Enfin, nous pouvons nous saisir pour des faits de terrorismes commis à l’étranger par des français ou contre des français, et de manière quasi-universelle pour ce qui est des crimes de guerre ou contre l’humanité. Des informations peuvent alors être transmises par un parquet étranger, des autorités diplomatiques françaises ou une cellule de renseignement financier étrangère.

 

L’utilisation des cryptoactifs à des fins de financement du terrorisme est régulièrement évoquée. Est-ce une situation confirmée dans les enquêtes menées par le PNAT ?

Ce n’est pas fantasmé, c’est très concret, même si les médias ont pu se saisir davantage de ce sujet pour son côté innovant, un peu mystérieux. Les cryptoactifs ne sont pas des vecteurs largement contaminés par la criminalité et le financement du terrorisme : il y a un consensus pour dire que la grande majorité des transactions sont licites. Pour autant, les cryptoactifs créent effectivement un espace d’opportunité pour les criminels. La dimension décentralisée des cryptoactifs, la capacité à passer d’une blockchain à une autre grâce à des acteurs domiciliés dans différents pays : cela facilite forcément l’opacité des opérations de financement criminel.

Le financement du terrorisme par les cryptoactifs a été concrètement rencontré. Une situation a notamment été décelée par Tracfin, et a mené à une opération lancée par le PNAT en septembre 2020 : un réseau djihadiste du Nord-Ouest syrien avait largement investi les cryptoactifs, et recommandait à ses contributeurs d’utiliser des coupons prépayés pour changer des espèces en cryptoactifs, par la suite transférés et convertis pour bénéficier à des prisonniers de l’Etat islamique ou des combattants actifs.

Aujourd’hui, certains réseaux d’Al-Qaida notamment continuent à essayer de se financer de cette manière, en cherchant les prestataires les moins susceptibles d’appliquer des mesures KYC et de surveillance des opérations. Certaines organisations ont même délivré des avis religieux indiquant – de manière assez opportuniste – que les cryptoactifs étaient bien licites au sens de la loi religieuse.

L’utilisation d’internet à des fins de criminalité s’est largement accrue ces dernières années. La fraude numérique, l’usurpation d’identité, les escroqueries en ligne sont-elles des pratiques également utilisées pour financer des actions terroristes ?

Le vecteur numérique au sens large a effectivement été investi par des individus et des organisations terroristes : certaines personnes ont financé leur départ vers des territoires contrôlés par des organisations terroristes en utilisant de faux prêts, de fausses ouvertures de comptes, de la fraude documentaire, etc. Par ailleurs, et en lien avec la dernière question, le financement du terrorisme passe aussi par l’utilisation de monnaies électroniques, de supports numériques, de plateformes financières en lignes, etc. Et plus largement encore : les mouvances terroristes utilisent internet pour recruter et diffuser leurs idées, au-travers notamment des réseaux sociaux. Le numérique a donc été totalement investi par le terrorisme, ce qui n’est finalement pas surprenant de la part de mouvances souvent internationales, dont les membres ne peuvent pas toujours se rencontrer physiquement. Il est donc absolument nécessaire de rendre plus sains les différents secteurs financiers – fussent-ils émergents – afin de d’affaiblir leur attractivité pour les auteurs d’infractions terroristes.

 

Dans quelle mesure le PNAT a-t-il été mobilisé par les sujets de crimes de guerre en Ukraine ?

Mes collègues du pôle « crimes de guerre » se sont beaucoup investis, et la machine judiciaire au sens large a d’ailleurs été largement mobilisée à ce sujet : je pense notamment à Eurojust, l’organe de coopération judiciaire européen, qui a rendu public ses efforts en matière de coordination. Ces sujets, qui nous ont tous frappés, rentrent pleinement dans la compétence du PNAT, dès lors que les critères d’application de la loi française sont remplis, notamment en cas de victimes françaises.

Cela implique à la fois des nouvelles enquêtes, numériquement, mais aussi plus largement des évolutions dans nos méthodes : les constatations immédiates par exemple, sont rendues bien sûr plus difficiles dans des zones de guerre. Il faut aussi s’appuyer sur des éléments relevés par des personnes qui ne sont pas des officiers de police judiciaire – notamment ce qui est retrouvé par les forces armées – mais aussi qui peuvent être recherchés en sources ouvertes. C’est un sujet très important, pour lequel la justice doit absolument être mobilisée.

Propos recueillis par visioconférence le 20 septembre 2023

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